Le titre de la conférence situait nettement le sujet et l’enjeu de la soirée-débat organisée dans le cadre de la Semaine internationale des établissements de l’Université de Lille1. Les intervenants illustraient bien le propos : l’un, Mr de Suremain, ex-ambassadeur de France en Ukraine, connaissant bien les sphères politiques instituées, l’autre, Pavel Yourov, metteur en scène de théâtre, de la société civile, non seulement témoin mais acteur des événements.
D’abord, quelques brèves vidéos furent projetés, tournées directement sur le Maïdan par des jeunes vidéastes regroupés en un collectif citoyen protestataire « Studio Babylone 13 ». Le parti-pris de ce collectif de jeunes citoyens engagés est de montrer, de l’intérieur, le Maïdan : les vidéos parlent d’elles-mêmes, des sous-titres expliquant les faits, pas de commentaires, des actes et surtout des visages. Tantôt la vidéo montre les protestataires, chantant faux leur hymne national ; tantôt un citoyen anonyme lançant un cocktail Molotov de fabrication artisanale en s’avançant seul au-devant de milices fortement armées et risquant une balle ; tantôt un piano blanc sur la neige sale où des musiciens jouent pour tous ; tantôt la fabrication de repas ou les soins donnés aux blessés, ou encore ce prête s’avançant au-devant des forces spéciales avec des mots de paix ou cette jeune fille récitant un poème ; puis les célébrations pour les morts. Des mots contre des armes, des mains nues contre des mitraillettes, des milliers de citoyens ordinaires dans leurs tenues ordinaires, malgré le froid, contre le pouvoir corrompu, bunkérisé, soutenu par les forces spéciales.
La force de ces vidéos réside dans l’image, dans le parti-pris de ces jeunes vidéastes à photographier la réalité brute et parfois brutale, avec un souci d’objectivité totale, avec la volonté de montrer juste la réalité telle qu’elle est, comme elle est. Il se dégage alors de ces images une vérité dont la lecture force le spectateur à accepter et admettre ce qui s’est passé.
Monsieur de Suremain a enchaîné en rappelant que, depuis son accession à l’indépendance, l’Ukraine n’a cessé d’évoluer : en 1991, l’indépendance a été votée à 92°/°. La situation de la nation était difficile puisque l’intelligentsia avait été éliminée. Mais le rejet du soviétisme, le refus d’un pouvoir central, de sa captation par la nomenklatura ont participé à la cohésion et à la mise en place de la nation. En réalité, dans la société civile, existait déjà, comme le montre Ryabchuk, un pluralisme de fait. Le régionalisme, par exemple, en était un : on était d’abord de sa province, de Kharkiv ou d’Odessa… Mais l’indépendance a fait apparaître les faiblesses de la nation post-soviétique.
La Révolution Orange de 2004 a fonctionné avant tout comme un révélateur des manques de la jeune démocratie : elle montra que les institutions n’étaient pas clairement structurées et que la Constitution elle-même n’était pas claire. Les deux protagonistes portés au pouvoir, Timochenko et Youchtchenko, n’étaient pas ceux qui l’avaient rédigée et ils se sont très vite heurtés à ce problème. Deux situations de fait se confrontaient ensuite : une société civile qui évoluait constamment depuis l’indépendance de l’Ukraine tandis que, dans le même temps, le monde politique se fermait sur lui-même. En 2010, Yanoukovitch a, une fois de plus, institué une verticale du pouvoir. Les Ukrainiens ont toujours eu horreur de la centralisation. Le refus du président ukrainien d’un accord à l’adhésion à l’Union Européenne a cristallisé la colère du peuple qui s’est senti bafoué par le pouvoir. Une fois de plus, le pouvoir ignorait les aspirations de son peuple. Le refus d’adhésion a agi comme un catalyseur mais c’est d’abord contre la corruption et l’irrespect des droits civiques que le Maïdan s’est soulevé. Les grandes villes ukrainiennes se sont mobilisées. Ce qui a effrayé le Kremlin qui a ensuite effectué un chantage et une guerre douanière, aboutissant à l’annexion de la Crimée.
Tout l’équilibre géo-politique est remis en cause et pose les questions suivantes dont les auditeurs se sont fait également l’écho :
- L’indépendance de l’Ukraine est-elle menacée ?
- La stratégie politique à instaurer n’est-elle pas à la fois de continuer l’ouverture vers l’Europe tout en travaillant une démarche de pacification avec la Russie ?
- L’étude de l’histoire ne montre-t-elle pas que la Russie ne lâchera jamais l’Ukraine ?
- Ce n’est pas un conflit interétatique mais c’est le régime qui est en cause : le mythe de « Sainte et grande Russie » !
La Serbie va prendre la présidence de l’OSCE. On connaît son jeu de solidarité « avec le monde slave et son appartenance au monde orthodoxe ». Quelles conséquences pour l’Ukraine ?
Toutes les questions ont témoigné d’une écoute attentive des vidéos de Babylone 13, des propos de Monsieur de Suremain et la pertinence des questions posées témoignaient également de la connaissance des auditeurs non seulement des événements récents mais également de faits historiques établis par les historiens.
Le témoignage simple et retenu de Pavel Yourov, jeune metteur en scène de théâtre de 34 ans, otage des Séparatistes à Sloviansk, a permis de mieux comprendre encore les enjeux de Maïdan et des événements actuels en Ukraine. Son intervention a débuté par une vidéo de quelques minutes tournée par la chaîne Al Jazeera America. La journaliste américaine Sheila Mac Vicar revient avec Pavel à Sloviansk sur les lieux de son arrestation et de sa détention.
Après le Maïdan, Pavel et un de ses amis se sont rendus à Sloviansk où habitait la mère de Pavel et où il avait grandi. Ils voulaient vérifier par eux-mêmes si le mouvement « spontané »du peuple du Donbas vers la Russie dans cette zone était vrai ou manipulé car il ne croyait pas ce que disait la propagande russe. Une fois sur place, ils ont été interpellés par une journaliste russe, Pavel a répondu de façon un peu brusque à sa question. Est-ce son comportement avec son ami, une certaine attitude plus libre qui a déplu ? Avaient-ils l’air, avec son ami, de n’être pas d’ « ici » ? Ils ont soudain entendu deux hommes hurler dans leur dos, l’un les menaçant avec une kalachnikov, l’autre avec un fusil. Ils les ont arrêtés et conduits dans le bâtiment de la Police Secrète. Ces policiers ont trouvé des photos du Maïdan sur la tablette de l’ami de Pavel ce qui a provoqué un accès de rage chez eux. Pavel fut d’abord frappé sur le nez, puis menacé avec un poignard et on lui versa de l’essence sur la tête. Les deux amis ont ensuite été enfermés dans un sous-sol vide et sale. Les otages se sont rendus compte qu’ils détenaient quelqu’un qui n’était pas anonyme puisqu’une pétition circulait à Kiev pour les libérer. Les deux amis furent transférés plus tard dans un autre endroit, presque luxueux au dire des preneurs d’otages, puisque la cellule comportait 2 lits et une fenêtre grillagée. A la question « Comment vit-on dans un espace clos ? », Pavel explique avec pudeur qu’il pouvait faire 3 petits pas dans la cellule. Il fallait effectuer 331 pas pour 1 kilomètre, Pavel marchait 6 km par jour dans cette cellule. Un seul livre, le Nouveau Testament, alors on le lit toute la journée, jusqu’à la nuit tombée. Une autre ex-otage de Slovainsk, une jeune femme, explique également comme on l’a torturée : son cou, ses mains,ses jambes portent les cicatrices des blessures par les séparatistes qui l’obligeaient à écrire avec son sang, sur les murs, « j’aime le Donbas ». Le 4 juillet, la ville est reprise par l’armée ukrainienne, les séparatistes preneur d’otage proposent à Pavel et son ami de venir avec eux, de les armer.
Ainsi les prises d’otages étaient-elles réelles, les tortures aussi, les morts aussi. La prise d’otage de Pavel témoigne de l’aebitraire de la « politique » des séparatistes qui agissent encore avec la loi promulguée par Lénine en 1941 ! Il faut museler toute pensée libre par tous les moyens ! Mais, comme d’autres, Pavel pense qu’il n’y a qu’une seule nation en Ukraine ; que les Ukrainiens doivent essayer et trouver la voie de leur propre démocratie ; que malgré les difficultés, l’Ukraine est actuellement confrontée à un grand challenge et qu’elle doit s’y affronter. Lui, jeune metteur en scène de théâtre, comment transformera-t-il ce vécu en matière de théâtre ? Il est encore trop tôt pour le dire, confirme Pavel, mais cette « matière » existe et tôt ou tard elle prendra forme en œuvre théâtrale.
S’il fallait retenir quelque chose de cette soirée, c’est que Monsieur de Suremain et Monsieur Yourov ont tous deux témoigné de la grande conscience politique du citoyen ordinaire. Sa force, c’est sa capacité à se mobiliser et à sortir dans la rue, à découvert, pour qu’on le respecte, pour qu’on respecte ses droits. Pas plus, pas moins. On dit que le Maïdan est la Révolution de la Dignité. C’est cette capacité à réclamer ses droits qui inquiète son voisin immédiat, la Russie. Et si ce combat se propageait également dans ses frontières ? Le pouvoir ukrainien crispé sur ses privilèges, clos sur lui-même, avait sous-estimé la volonté du peuple à vivre dignement, peuple entre constante évolution et révolution pour obtenir ses droits.
Text: Maria Denysenko
Photos: SPUL (Société Photographique des Universités de Lille)